Déclaration du représentant de l’association de défense des droits de l’homme israélienne B’Tselem au conseil de sécurité des Nations unies

 

Traduction par Amina Mezdour (Université d’Ottawa) et l’équipe du site « Trop, c’est trop ! ». Remerciements à Sylvie Paquerot, professeur d’études politiques, Université d’Ottawa,
Ontario, Canada.

 

Chers membres du conseil de sécurité,

Mesdames et Messieurs,

En préambule, je voudrais exprimer mes sincères remerciements pour l’occasion unique qui m’est donnée de m’adresser à cette éminente assemblée et d’échanger avec les membres du Conseil de sécurité des Nations unies.
Ce que je vais dire ne vise à vous choquer. Il est cependant destiné à vous émouvoir.
Au cours des 49 dernières années, l’injustice que constitue occupation de la Palestine et la domination israélienne sur la vie des Palestiniens, tant à Gaza qu’en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, est devenue partie intégrante de l’ordre international. Cela fera bientôt un demi-siècle. Au nom de B’Tselem, le Centre d’information pour les droits de l’homme dans les territoires occupés, je vous conjure d’agir aujourd’hui. Tout ce qui sera en deçà d’un acte international décisif n’aboutira à rien, sinon à ouvrir la voie à un autre demi-siècle d’occupation.

Mesdames et Messieurs,
Concrètement, qu’est-ce que cela implique de passer 49 ans, la durée d’une vie entière, sous un régime militaire ? A l’occasion d’une explosion de violence ou d’un incident particulier qui attire l’attention internationale, on reçoit un aperçu de certains aspects de la vie sous l’occupation. Mais qu’en est-il le reste du temps ? Qu’en est-il des innombrables  journées « ordinaires » d’une occupation de 17 898 jours, d’une occupation qui ne cesse de s’aggraver ? Vivre sous un régime militaire revient pour l’essentiel à subir quotidiennement une violence invisible, bureaucratique. Cela consiste à vivre en permanence sous un régime de permis spéciaux qui régit la vie palestinienne du berceau à la tombe : Israël contrôle le registre de la population et des permis de travail ; Israël détermine qui est autorisé à voyager à l’étranger et qui ne l’est pas ; Israël décide qui a le droit de venir de l’étranger et qui ne l’a pas. Dans certains villages, Israël dresse la liste des personnes autorisées à entrer dans le village ou à cultiver certains champs. Les permis peuvent parfois être refusés ; ils doivent régulièrement être renouvelés. Ainsi, à chaque fois qu’ils respirent, les Palestiniens respirent sous l’occupation. Il suffit d’un faux pas pour perdre sa liberté de mouvement, ses moyens de subsistance ou même le droit de se marier et de fonder une famille avec la personne qu’on aime.

Pendant ce temps, les colonies et les colons imposent en permanence leur présence. Il s’agit de citoyens israéliens qui vivent ostensiblement dans une démocratie du premier monde n’existant en quelque sorte que pour eux, par delà des frontières de leur pays. Cette entreprise en expansion, contraire au droit et dont l’illégalité est évidente, s’impose partout à travers la Cisjordanie et Jérusalem-Est. L’emprise israélienne englobe des surfaces bâties, de grands espaces « généreusement » accordés en prévision de leur expansion future, ainsi que des « zones de sécurité spéciale », à savoir des check-points pour les Palestiniens et des routes de contournement pour les colons, elle englobe aussi le Mur de séparation. Au total, les implantations réussissent à fragmenter  peu à peu la Palestine en centaines d’îlots flottants – ou plutôt sombrant – dans une mer domination israélienne. Qui mérite de subir un tel état de fait pendant un demi-siècle ?

Mesdames et Messieurs,
Israël considère comme légales la quasi totalité de ces actions. La domination de la vie des Palestiniens est un phénomène unique par le soin méticuleux que l’autorité d’occupation accorde à la lettre de la loi alors qu’elle en bafoue l’esprit. L’occupation a hautement perfectionné l’art de vider de son contenu le droit international humanitaire et les droits de l’homme de façon à les rendre quasi inopérants. Seule la juridiction militaire, les représentants de l’État et de la Cour suprême sont habilités à dire le droit au mépris de toute justice. Prenez l’exemple d’un Palestinien tué : afin d’assurer l’impunité du meurtrier, le procureur général accusera la victime de trahison. Prenez l’exemple des 100 000 Palestiniens ignorés et bafoués en deçà du Mur de séparation édifiée à l’intérieur de Jérusalem-Est : je vous rappellerai que même ce flagrant déni de justice  a reçu d’avance l’approbation de la Cour suprême d’Israël.
Prenez l’exemple d’une terre palestinienne dont on souhaite s’emparer : l’administration civile fournira un mécanisme taillé sur mesure – bien sûr tout devra être légal – de façon à réaliser ce projet : il classera ce terrain en zone d’entraînement militaire, en réserve naturelle, en site archéologique, ou, par-dessus tout, on le classera, comme l’ont été des milliers d’hectares, en « terre d’État » – de quel Etat s’agit-il au juste ? Tous ces moyens sont utilisés pour expulser les Palestiniens et de légitimer le refus d’accès à l’eau courante ou à l’électricité. Bien sûr, toutes ces actions israéliennes ne sont pas couronnées de succès à 100%. La violation serait trop flagrante. Aussi, de temps à autre, peut-être une fois tous les dix ans, un simple soldat est-il radié, et, éventuellement, soumis à un procès spectacle. Et, une fois tous les 36 du mois, le plan directeur d’un village palestinien pourra être approuvé. Ces quelques exceptions fourniront d’utiles diversions par rapport au tableau d’ensemble.

De façon à soutenir cette apparente légalité, Israël applique « un règlement approprié » autorisant à peu près n’importe quoi : il permet de forcer des grévistes de la faim à s’alimenter, il permet à  la Cour suprême de renouveler automatiquement des arrêtés de détention administrative ou de prolonger l’emprisonnement sans procès de centaines de Palestiniens, il autorise la démolition du logement de toute famille palestinienne dont un membre est l’auteur d’une attaque. Cela a été accompli des centaines de fois, en bonne et due forme, avec le blanc seing de la Cour suprême. Depuis l’année 2 000, plus de 4 400 Palestiniens ont ainsi perdu leur logement. Israël ne manque pas de juristes, de procureurs et de juges. L’occupation s’exerce donc de manière « professionnelle » et nous disposons de tout le temps nécessaire pour la perfectionner. Mais il n’est pas besoin d’être juriste pour constater l’injustice, apercevoir toute la prétendue légalité dont elle s’enrobe et appeler les choses par leur nom : un simulacre de légalité recouvrant une violence d’État organisée.

Mesdames et Messieurs,
Israël a systématiquement légalisé des violations des droits humains dans les territoires occupés en imposant des colonies permanentes, des démolitions punitives, un système biaisé de construction et de planification destiné à confisquer aux Palestiniens de plus en plus de terres. L’application de la législation militaire –  si l’on peut l’appeler ainsi – permet d’escamoter systématiquement des centaines d’affaires dans lesquelles des Palestiniens ont été tués ou maltraités.

Voici quelques chiffres. Israël a décrété 20 % des terres de Cisjordanie « terres d’État ». Israël autorise « généreusement » les Palestiniens à bâtir sur 0,5% de la Zone C. Depuis une génération, 60 % de la Cisjordanie a été placée « temporairement » sous contrôle israélien. Au cours de la dernière décennie, Israël a démoli environ 1 200 habitations palestiniennes en Cisjordanie, sans compter Jérusalem-Est, rendant ainsi sans abri près de 5 500 personnes dont une moitié de mineurs. En prenant en compte les chiffres de Jérusalem-Est, le bilan augmente de 50 %. En avril 2016, Israël détenait prisonniers environ 7 000 Palestiniens, un quart d’entre eux en attente d’un jugement devant un tribunal militaire, environ 10 % étaient des détenus administratifs. Quelques chiffres pour conclure : 740 plaintes présentées par B’Tselem aux autorités militaires depuis 2000 sont restées sans suite. Le même nombre d’affaires ont été closes sans aucune investigation ni aucune sanction. Dans seulement 25 cas, des jugements ont été rendus. Et retenez ceci : durant cette période, les autorités militaires ont perdu toute trace matérielle de 44 dossiers, dont plus de 25 présentés devant le tribunal. Israël soutient que tout cela est légal au regard de la loi israélienne et de la loi internationale.
Il n’en est rien.
Mais ces agissements ont peu de conséquences sur la manière dont Israël développe sa politique de colonisation, car les lois internationales manquent de tout mécanisme contraignant. Aussi la politique israélienne s’est-elle poursuivie et intensifiée en bénéficiant à l’intérieur d’un soutien accru. En dépit d’un large consensus international – notamment de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité – considérant comme illégales les implantions, le seul changement tangible dans ce domaine a été le nombre croissant d’implantations, de colons israéliens, et de Palestiniens vivant dans leur ombre, qui subissent des démolitions et des expulsions.

Mesdames et Messieurs,
B’Tselem a travaillé pendant 27 ans à dresser le constat et à rendre publiques les violations des droits de l’homme dans les Territoires occupés, à analyser et interpréter les données afin de plaider cette cause tant au plan national qu’international. Nous ne préconisons pas telle ou telle solution politique, nous combattons les violations des droits de l’homme. Ce qui nous est apparu, c’est à quel point et avec quelle efficacité Israël s’est servi du « processus de paix » pour  gagner du temps – beaucoup de temps –, un temps pendant lequel il a imposé sur la terre palestinienne de plus en plus de faits accomplis.
La mission de B’Tselem qui consiste à informer le public israélien sur les manières dont l’Etat opprime les Palestiniens ne cessera qu’avec la fin de l’occupation. Nous avons été et nous demeurerons inébranlables dans ce travail parce qu’il s’agit d’une obligation morale élémentaire. Après tant d’années, des conclusions s’imposent. Les principes moraux seuls ne suffiront pas. Israël ne cessera pas un beau matin d’être un oppresseur en prenant simplement conscience de la brutalité de sa politique. Des décennies de prétextes fallacieux et de peurs authentiques ont fait que des intérêts économiques et des dogmes politiques se sont conjugués pour rendre cette éventualité impossible. Dans le même temps, fort peu d’arguments convaincants en faveur du changement ont pu s’exprimer.

Et sur le plan international ?

Il y a six ans et demi, le vice-président des États-Unis, Joe Biden, a mis en garde : « Le statu quo n’est pas viable ». Il avait pour le moins six ans et demi d’avance. Le « statu quo » – ce vecteur assurant une progression constante des intérêts israéliens au détriment des droits des Palestiniens – s’est avéré non seulement viable mais il a prospéré.

Il y a près d’un an, l’Union européenne a initié un dialogue structuré de six mois avec Israël en vue de mettre fin aux démolitions administratives d’habitations dans la Zone C. Six mois plus tard, le dialogue n’a mené à rien et le nombre de démolitions a augmenté. Cependant l’Union européenne a décidé de prolonger ce dialogue. Si un nombre inégalé de démolitions va de pair avec une prolongation illimitée du calendrier de la discussion  internationale, pourquoi faudrait-il arrêter les démolitions ?

De toute évidence l’occupation est viable au plan international. Pour la bonne raison que,  jusqu’à présent, le monde a refusé de passer à l’acte concrètement.

Ces dernières années, toute décision est devenue encore plus douloureuse. Le projet à long terme d’Israël consistant à maximiser les bénéfices tirés des terres palestiniennes tout en minimisant la « nuisance » de la présence palestinienne est devenu encore plus palpable. Chacun admet qu’il suffit de passer une demi-journée en Cisjordanie pour comprendre que cet objectif a été poursuivi par les gouvernements israéliens de droite, du centre et de gauche depuis 1967, avec constance et une incessante accentuation. De hauts responsables israéliens à la retraite l’ont confirmé. Récemment, un officier du haut commandement l’a formulé sans ambages : « L’armée est ici parce que l’État d’Israël n’a aucune intention de partir. » Désormais, les gouvernants israéliens, à commencer par le premier ministre, ne prennent plus de précautions oratoires et l’admettent officiellement, plus clairement que jamais. On pouvait croire que cela aurait enfin des conséquences. Un tel espoir était probablement naïf. Alors que ces déclarations plus explicites réduisaient l’écart entre les actes israéliens et la rhétorique creuse de la négociation et de la diplomatie, la réponse internationale fut d’accorder un nouveau délai. Les démolitions se sont multipliées, faisant de l’année 2016 la pire année en ce domaine. Une question s’impose  : combien faudra-t-il encore de maisons palestiniennes écrasées au bulldozer avant que l’on comprenne que des proclamations non suivies d’actes ne font qu’autoriser Israël à continuer ?

Mesdames et Messieurs,
Le respect des droits de l’homme ne peut être remis à plus tard. Les Palestiniens ont droit à la vie et à la dignité, ils ont le droit de décider de leur avenir en tant que peuple. Ces droits ont été différés depuis beaucoup trop longtemps. Remettre la justice à plus tard revient à un déni de justice.
Comme Martin Luther King Jr nous l’a enseigné : « Nous avons appris au terme d’une expérience douloureuse que l’oppresseur n’accorde jamais la liberté de son plein gré ». Aussi, la réalité que la communauté internationale doit affronter est la suivante : l’inaction autorise non seulement l’oppresseur à continuer sans avoir à payer un prix trop élevé, mais accorde aussi à l’oppresseur le droit de décréter du moment opportun pour envisager d’autres solutions. « Attendez », demande Israël, « ce n’est pas encore le bon moment ». Mais « Attendez »  a presque toujours signifié « Jamais ». A cela,  Martin Luther King avait répondu : « Le moment est toujours bon pour faire ce qui est bon ».

Ce temps est venu,  c’est maintenant. Il est enfin temps d’agir. Le Conseil de sécurité des Nations unies a plus que le pouvoir d’agir, il en a la responsabilité morale et l’opportunité. Il faut agir d’urgence, avant que nous n’atteignions la date symbolique de juin 2017 – soit un demi-siècle d’occupation.

Il est temps d’envoyer au monde, aux Israéliens et aux Palestiniens, un message clair soutenu par une action internationale : Israël ne peut pas gagner sur les deux tableaux. On ne peut pas occuper un peuple pendant 50 ans et se prétendre une démocratie. On ne peut pas bafouer les droits de millions de gens et se prévaloir de ses droits internationaux en proclamant avec des mots creux son attachement aux valeurs des droits de l’homme. Israël est un pays souverain dont la légitimité internationale repose sur une décision historique votée par cette même institution en 1947.

Je suis un citoyen de ce pays. C’est ma patrie. Pendant la majeure partie de l’existence d’Israël, le monde a permis à mon pays d’occuper un autre peuple. J’ai vécu chaque jour de ma vie avec cette réalité. Des millions d’Israéliens et de Palestiniens n’en connaissent pas d’autre. Nous avons besoin de votre aide.

50 ans d’occupation « temporaire », c’est beaucoup trop long. Personne sur cette planète ne peut accepter pareille contradiction dans les termes. Les droits des Palestiniens doivent devenir une réalité. L’occupation doit cesser. Le Conseil de sécurité des Nations unies doit agir maintenant. Le moment, c’est aujourd’hui.

 Traduction par Amina Mezdour (Université d’Ottawa) et l’équipe du site « Trop, c’est trop ! ». Remerciements à Sylvie Paquerot, professeur d’études politiques, Université d’Ottawa, Ontario, Canada.

 

 

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Par Hagai El-Ad (traduction française par Amina Mezdour de l'Université d’Ottawa et l'équipe du site "Trop, c'est trop!"), B'Tselem du 14/10/2016
Source : http://www.btselem.org/settlements/20161014_security_council_address